Place aux Oignons - Lille
Où comment, en quelques dizaines de mètres dans le Vieux-Lille, je vous emmène d'une place sans oignons à la Terreur en passant par le Japon. Eh oui, il n'y a pas que les papilles qui voyagent dans La Cuisine de Quat'Sous !
Quand j'ai commencé jadis, il y a très longtemps, à vous montrer les rues de Lille (voir catégorie dans la colonne de droite), je voulais éviter les lieux touristiques photographiés à l'envi. Mais bon, peut-être que vous ne mettrez jamais les pieds à Lille ni avez vu ces photos. Alors, en ce dimanche matin ensoleillé, le 23 juillet, je m'en fus aller retrouver la Place aux Oignons dans le Vieux Lille.
Depuis la rue de la Monnaie, vous prenez la petite Rue au Péterynck, piétonne. Des pavés, des briques, des vieilles pierres et une foule de touristes dès midi pour distraire les mangeurs de pizzas en "terrasse" :
Vous arrivez en quelques pas sur la minuscule place aux Oignons recommandée par tous les guides touristiques de Lille :
L'origine du nom n'a rien à voir avec les oignons. Il y avait, paraît-il, un donjon dans le coin. Donjon = dominium en latin, transformé avec le temps en dominion puis des oignons.
On quitte la place par la rue des Vieux Murs, à reculons pour ma part :
L'occasion de croiser la très étroite et insolite rue Coquerez :
Ma foi, je pense bien n'avoir pas vu la place aux Oignons depuis le siècle dernier. J'avais le souvenir de quelques restaurants mais là, l'endroit est devenu sacrément bobo : galeries d'art, marchand de vin bio et même des oliviers en pots, pffff, une atmosphère un peu trop proprette pour moi.
Pour retrouver des couleurs plus conforme à mes goûts, je revins donc sur mes pas vers la rue de la Monnaie. A gauche, deuxième à droite et vous voilà rue Alphonse Colas qui descend vers l'avenue du Peuple Belge.
Là, le Palais de Justice vous domine de son architecture massive de la fin des années 1960 :
Baissez ensuite les yeux au milieu de la chaussée pour découvrir cette plaque d'égout qu'un conducteur reprenant sa voiture avait l'air de trouver trop banale pour que je la photographie ainsi sous toutes ses soudures :
Rue Alphonse Colas
Banale ? Que nenni, c'est une plaque d'égout historique ! Enfin, d'après un bouquin qui raconte qu'à cet emplacement exact se dressait la guillotine durant la Terreur. A part cette anecdote, j'avoue n'avoir aucun souvenir de ce livre.
Au moment de rédiger ce billet, j'essayai donc de retrouver par Google la trace de ce détail historique. Lille, Terreur, guillotine, rue Colas, etc, aucun mot clé ne me permettait d'aboutir à une quelconque guillotine à cet endroit durant la Révolution. Heureusement, j'ai fini par arriver je ne sais comment sur un article de la revue web Urbanités traitant des lieux des exécutions publiques dans la bonne ville de Lille de l'Ancien Régime au 19ème siècle. L'auteur étant une universitaire qui appuie sur les archives de la ville, je pense qu'on peut la croire les yeux fermés.
Gardez vos yeux fermés, je vous fais un résumé des faits : durant l'Ancien Régime, les exécutions publiques à Lille avaient lieu sur la Grand'Place dans le Centre-Ville, la plus grande place de la ville comme son nom l'indique. La Révolution n'y a rien changé, elle a installé là sa guillotine en 1792.
Zut, ma plaque d'égout rue Alphonse Colas est donc totalement quelconque, elle n'a rien à voir avec la Terreur, je suis dégoûtée de la mort comme pestaient jadis mes enfants...
Mais tout espoir n'est pas vain : un peu plus loin dans l'article, il est fait mention, avec son plan, d'un nouveau palais de justice construit à Lille en 1839 :
Le Palais de Justice de Lille de 1839
Ah, ah, il y avait bien une guillotine à cet endroit ! Sachant que le palais de justice actuel est bâti sur l'emplacement de l'ancien, je vais peut-être arriver à mes fins...
Tout d'abord, j'ai déniché un site proposant des plans et cartes anciennes de Lille. Là, j'ai choisi un plan datant de 1857 car il était facilement zoomable :
Tiens, c'est amusant, à la place de l'actuelle Notre-Dame de la Treille, il y avait un "Cirque". De quoi s'agissait-il ? Mystère... En tous cas, on y voit bien l'emplacement du palais de justice du 19ème siècle entre le Quai de la Basse Deûle et la rue des Prisons.
Pour comparer avec aujourd'hui, je vous rajoute quelques détails sur l'histoire de Lille.
Plan de Lille en 2015
La Deûle est la rivière qui borde Lille. Vauban étant passé par là, des canaux de dérivation parsemaient Lille dont ce canal de la Basse Deûle visible sur les plans de 1839 et 1857. Il fut comblé dans les années 1930, les quais de la Basse Deûle sont devenus l'Avenue du Peuple Belge. Et puis la rue de la Deûle de l'époque s'est transformée en rue Alphonse Colas, peintre lillois du 19ème siècle.
Mais alors, ma guillotine de 1839 aurait disparu sous les tonnes de béton du palais de justice actuel ??? Peut-être pas. En effet, le plan de 1857 montre que la rue des Prisons n'est pas parallèle aux quais de la Basse Deûle. Au contraire, la rue du Palais de Justice l'est avec l'avenue du Peuple Belge et ainsi, elle doit englober la petite cour de l'ancien palais de justice avec sa guillotine.
Et pour confirmer cette hypothèse, il y a sur le Net le récit d'un parcours dans les rues de Lille durant le Lille Fantastic 2012 (photos sur le blog ici, là et là), enrichi de détails historiques. Au paragraphe Q, il est question d'une plaque d'égout au milieu de la rue du Palais de Justice indiquant l'emplacement de la guillotine, plaque d'égout particulière avec des reliefs en demi-boules. Eurêka !
Je suis donc retourner fissa dans le Vieux Lille photographier cette plaque d'égout historique-là à nulle autre pareille :
Rue du Palais de Justice
A votre gauche, le Palais de Justice. Devant, l'Hospice Comtesse. Devant, derrière et à droite, la rue du Palais de Justice car, voyez sur le plan de 2015, cette rue est en T. Est-elle aussi hantée ???
J'ai tellement passé de temps pour la dénicher, je vous en remets une couche :
Pour en revenir à l'article de la revue Urbanités qui m'a permis de trouver cette plaque d'égout unique, son auteur est Maki Fukuda, maître assistante à l’Université Chubu au Japon. Qu'une Japonaise maîtrise assez le français d'aujourd'hui et d'antan pour faire des recherches poussées dans les archives est déjà remarquable mais qu'en plus, elle s'intéresse à l'histoire de l'exécution publique dans notre pays et, qui plus est, à Lille, c'est totalement incroyable. Merci à vous !
La conclusion de ce billet long comme un jour sans pain retrouve la place aux Oignons. En fait, les pierres et les briques y sont sans doute plutôt vieilles mais bien des matériaux de ces bâtiments n'ont que quelques décennies. J'ai trouvé sur le Net des photos de l'endroit dans les années 1970, je ne vous montre pas ces horreurs, de véritables taudis totalement en ruine ! Il faut reconnaître que Lille a fait l'objet de belles réhabilitations depuis et attire ainsi de plus en plus de touristes toute l'année.